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Patrick Schmoll

Une approche (autrement) raisonnée de la pandémie

Dernière mise à jour : 7 oct. 2023


Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720 à Marseille
La peste à Marseille en 1720, qui emporta la moitié de la population

Les animaux malades de la peste


« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». La fameuse phrase de la fable de La Fontaine souligne par la figure de style (le chiasme) l'antagonisme entre deux réalités. Et l'actualité incite au rapprochement : le chiasme illustrerait tout aussi bien, aujourd’hui, l'écart entre la réalité d'une pandémie qui aura tué en 2020 environ 2 habitants pour 10 000 dans le monde, mais qui affecte l'ensemble des près de 8 milliards d'habitants de la planète.


Certes, 0,02% de la population mondiale, c'est 1,5 millions morts. Le taux de létalité estimé actuellement du virus est de 0,5 à 1% des personnes infectées (Infection Fatality Rate) dans le monde (1). Ce qui correspondrait en France, si tout le monde était atteint, aux 400 000 morts dont nous menaçait le président Macron lors de son allocution du 28 octobre dernier, annonçant le reconfinement du pays.

Si tout le monde était atteint, faut-il préciser. Les réflexions qui suivent ne sous-estiment pas la gravité du mal, ni ne discutent les mesures prises (l'évaluation des résultats viendra plus tard). Elles proposent de décaler notre regard, d'opérer en quelque sorte un changement de focale, dans l’esprit de la « pensée complexe » chère à Edgar Morin :


– en s'intéressant, non pas seulement aux personnes atteintes gravement, mais aussi à ce que pourraient nous apprendre les 99% de la population qui sont en bonne santé ou faiblement affectés par le virus,


– en élargissant l'approche des causes et la recherche de solutions à l'ensemble des déterminants de santé, biomédicaux bien sûr, mais aussi environnementaux, économiques, sociaux et psychologiques,


– en portant le regard au-delà du présent et de l'urgent, car d'autres virus sont à venir, et la recherche de traitements ne saurait nous dispenser, dès maintenant, de faire aussi un peu de prévention à moyen et long terme.


Le virus, analyseur d’un monde devenu global et complexe


Nous en apprenons tous les jours sur le virus, sur ses caractéristiques, son mode d'attaque, son mode de propagation. Et pourtant, il ne laisse de surprendre. À peine sortis d’un confinement, nous affrontons une deuxième vague, qui déconcerte certains experts par sa précocité, d'autres par sa gravité. Ce serait le même, ou une mutation, ou une variance. Des personnes ayant développé les symptômes et qui se croyaient immunisées le contractent une seconde fois : l'immunité collective est-elle possible dans ces conditions ? Les vaccins annoncés arrivent plus tôt que prévu, mais on apprend qu'ils ne seraient efficaces que quelques mois. Des personnes présentent les symptômes alors qu'elles sont négatives aux tests, et inversement. L'âge et certaines comorbidités sont statistiquement corrélés aux formes graves de la maladie, mais on ne sait pas pourquoi certaines personnes à risque sont faiblement ou pas touchées, alors que d'autres, jeunes et en apparente bonne santé, sont durement atteintes. Pourquoi le virus est-il véloce et agressif à certains endroits et pas à d'autres ? Il semble déjouer, comme le furet du bois joli, les stratégies de traitement et de prévention : il est passé par ici, on le croit disparu et il revient par là et cogne de plus belle. La lutte contre la pandémie ressemble à une digue dont on boucherait les fuites avec les doigts, ou à un château de sable dont on essaierait d'éviter l'éboulement en le retenant grain par grain.

Miniature de la Bible de Toggenburg montrant des malades atteints de la peste bubonique

Une partie de la difficulté est certes imputable à la nouveauté du virus. Nos connaissances le concernant se précisent au fur et à mesure, ce qui implique des essais, des erreurs que l'on corrige, et il est possible que l’on en saura suffisamment quand le virus – et aussi, hélas, les effets collatéraux des mesures prises – auront déjà fait beaucoup de mal. Mais c'est, après tout, le cas de toute nouvelle épidémie. Qu'est-ce qui fait l'originalité de celle-ci ?


C'est que la viralité n'affecte pas seulement la santé des populations, mais l'ensemble du système monde : elle est informationnelle au sens large. À la dissémination du virus répondent les nouvelles, rumeurs et fakes sur les réseaux, les mesures divergentes et parfois contradictoires des autorités, une crise économique pour les uns tandis que d'autres s'enrichissent. Dès lors, le comportement imprévisible du virus, le débat entre scientifiques, les réponses plus ou moins adaptées des décideurs, et par suite les réactions contrastées de la population, signalent une situation complexe, au sens systémique du terme. De tels signaux plaident pour une approche pareillement systémique de la pandémie, qui n'isole pas les facteurs, en les réduisant aux explications et aux réponses médicales et pharmaceutiques, mais les relie au sein d'une modélisation transdisciplinaire (biomédicale, mais aussi écologique, sociale et psychologique).


Tuer un moustique avec un canon


Tel n'est pas, hélas, le mode de pensée dominant sur les plateaux de télévision et dans le discours de nos dirigeants, car chacun, dans l'émotion que suscite la peur ancestrale des grandes pestes, sollicite des experts des réponses fermes, et de préférence simples.


Les modèles explicatifs, et par suite les décisions politiques, se sont calés sur une approche strictement biomédicale de l’épidémie. Celle-ci oblitère une partie de la vision diagnostique et prospective, car l’expertise des médecins consiste à identifier et traiter les maladies, et celle des groupes pharmaceutiques à isoler et vendre des molécules. Les personnes hospitalisées peuvent témoigner qu’au moment de l'interrogatoire clinique, on leur demande rarement où et dans quelles conditions ils vivent, si des évènements ont précédé l’apparition des symptômes, s’ils étaient fatigués, stressés, déprimés etc. Alors que le vécu affectif et relationnel, le mode de vie, les contraintes socio-économiques entrent dans les déterminants de la santé.


On sait maintenant que le virus est une maladie des pays riches plutôt que des pays pauvres, une maladie des villes plutôt que des campagnes, et dans ces villes, une maladie des quartiers pauvres plutôt que des quartiers aisés. L'interprétation des données épidémiologiques ne se réduit pas à leur expression biomédicale : obésité, diabète, pollution atmosphérique, densité des interactions favorisant la contamination… Derrière ces données, il y a des modes de vie, des régimes alimentaires, des désirs et des craintes, des valeurs et des projets, qui contribuent dans des proportions incalculables aux réactions différenciées des organismes à l'agression par le virus.


Nombre de morts de Covid-19 par million d'habitant et par pays, au 28 novembre 2020. Auteur : Dan Polansky (https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Dan_Polansky). Source des données : https://en.wikipedia.org/wiki/COVID-19_pandemic_by_country_and_territory.
Nombre de morts de Covid-19 par million d'habitant et par pays, au 28 novembre 2020. La répartition géographique semble suivre celle du PNB par habitant, mais les pays pauvres sont aussi ceux pour lesquels les sources sont moins sûres. Auteur de la carte : Dan Polansky. Source : Wikipedia.

Comme le souligne Edgar Morin, les approches qui séparent ce qui est relié conduisent à réduire, à isoler les facteurs, à les extraire d'un contexte qui joue de ses effets de seuil et d'émergence. Par effet de dominance d'un discours scientifique sur les autres, on en vient à écarter l'exploration de certaines pistes au profit d'autres, parce qu'elles n'entrent pas dans le cadre d'une doxa.


En l'occurrence, la focale a été mise sur l'équation symptômes>pathologie>traitement, dans une manière de penser qui est celle de la check-list, linéaire, voire parfois monocausale. Tout ce qui s'écarte de ce cadre ne relève pas des déterminants directs de la maladie : l'économie, les sciences sociales, la philosophie, la psychologie nous éclairent sur les effets psychiques et sociaux, les retombées secondes de l'épidémie et des mesures prises. On ne considère pas qu'elles nous informent aussi sur les causes.


C'est ainsi que l'urgence, qui est ennemie de la réflexion, a conduit à s'intéresser prioritairement aux 0,5 à 1% de la population qui risquent de mourir de cette pandémie (les 400 000 morts potentiels avancés par le président Macron). Cette priorité était légitime, mais depuis le début de la crise sanitaire, elle s'est maintenue de manière exclusive, alors que d'autres approches auraient dû prendre le relais. Il y a là un problème scientifique et politique, car la simple logique aurait dû amener à ce que l'on s'intéresse au moins autant aux 99% de la population qui ne seront pas atteints ou le seront sans développer de symptômes, ou seront malades mais s'en sortiront. Ne faudrait-il pas, pour comprendre la maladie, considérer les causes (multiples) qui font que ces 99% y résistent ? Pour le futur, autant que soigner les malades, on gagnerait à développer les moyens de renforcer les défenses spontanées, et plus généralement la résilience, d'une population de citoyens bien portants.


Quand on considère les moyens financiers et logistiques qui ont été libérés dans le cadre de la lutte contre le virus, l'image qui s'impose est celle du moustique que l'on cherche à tuer avec un canon. En effet, il ne s’agit pas de contester la gravité de la piqûre du moustique, non plus que des maladies dont il pourrait être le vecteur. On ne niera pas non plus que le moustique puisse effectivement être tué par ce moyen. Mais cela ne doit pas nous empêcher de discuter de la précision du procédé, de l’adaptation à son objet, et donc de son efficacité, surtout s’il est à craindre que des moustiques en réchappent. On ne doit pas s'interdire de comparer le coût du canon avec celui de tapettes à mouches éventuellement plus adaptée. Et pour la compréhension du système-moustique dans sa globalité, il serait naïf de ne pas interroger aussi les intérêts des industriels qui fabriquent les canons, en ce qu'ils peuvent influer les décisions politiques, voire le choix des méthodes scientifiques.


Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient-ils vraiment frappés ?


« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Frappés par l'évènement, certes : passé le décompte des victimes directes, il faudra recenser celles que l'on va devoir attribuer au traitement retardé d'autres maladies, aux effets de la crise économique et sociale, aux retombées psychologiques (sur les enfants, les personnes âgées, les patients souffrant de troubles psychiques) du confinement et des mesures barrières, aux effets secondaires éventuels encore inconnus des traitements et vaccins.


Mais, si l'on ne retient que la maladie elle-même, celle-ci est loin de frapper, ou même seulement de menacer, tout le monde.


Depuis près d’un an que nous sommes en pandémie, il est impossible que chacun n’ait pas rencontré le virus plusieurs fois sur son chemin, à des concentrations propres à l’infecter. Comment se fait-il que l’un des membres d’un couple puisse présenter les symptômes alors que l’autre n’est même pas positif au test ? Pourquoi tous les membres d’un cluster ne sont-ils pas contaminés ?


Le Diamond Princess. Source : Wikimedia Commons

Le cas des bateaux qui ont été mis en quarantaine pour cause de Covid-19 est révélateur. Ils fonctionnent comme un milieu fermé où l’on a pu observer la propagation du virus en réduisant et contrôlant les facteurs, comme dans un dispositif expérimental. Sur le Diamond Princess, 3711 passagers et membres d’équipage ont été exposés pendant plus d’un mois, du fait de la contamination initialement par une seule personne infectée qui avait embarqué. La densité de population sur un tel bateau est de loin supérieure à celle d’une ville comme Shanghai, c'est en pratique un incubateur. Et les personnes âgées y sont, en comparaison avec une population normale, considérablement plus nombreuses : on est dans un cas où le risque létal est supérieur à la moyenne. 3000 tests ont été pratiqués, parfois plusieurs fois de suite, ce qui permettait une bonne mesure. Or, 697 personnes ont été infectées, ce qui veut dire que plus de 80 % ne l’ont pas été (2).


Qui la maladie touche-t-elle avec davantage de risque ? On sait maintenant que les malades en surpoids ou obèses présentent un pronostic bien plus défavorable que la moyenne. Ces patients ont des troubles métaboliques qui modifient leur immunité et aggravent les symptômes. Il n’est pas rare que les patients traités aient une charge virale inexistante : il semblerait qu'ils ne meurent pas du virus mais de leur propre réaction immunitaire qui s’emballe (3). Plusieurs recherches en cours, en marge de celles qui portent sur le vaccin ou la molécule qui fera traitement, portent sur les déficits immunitaires qui affectent nombre de personnes atteintes de formes graves.


Qui, au contraire, la maladie épargne-t-elle dans la majorité des cas ? Certaines personnes, avant même d'avoir contracté la maladie, présentent déjà des lymphocytes T dans leur sang, spécifiquement réactifs au virus et qui les protègent, sans doute du fait d'une infection par un coronavirus endémique qui leur a laissé la mémoire pour aider à combattre une nouvelle infection. Un article paru dans la revue Cell (4) montre que 40 à 60% des personnes qui n'ont pas été exposées disposent de ces cellules, armées pour détecter les protéines à la surface de Covid-19.


Ces résultats plaident pour une approche par le renforcement des défenses immunitaires naturelles : en d'autres termes, une approche de l'humain dans la globalité de ses rapports à son environnement, physique, social et relationnel. Une approche qui, du même coup, vaut pour ce virus, mais aussi pour d'autres à venir, et qui s'inscrit donc dans une vision de temps plus long, prospective et préventive.


L’approche systémique invite à considérer le système virus dans son entier, comment il rencontre la planète, le système humanité (désormais interconnecté, globalisé), sa biologie, ses cultures, ses sociétés et la psychologie de ses habitants. Sous cet angle, on aurait ainsi à intégrer les recherches sur les formes d'organisation des humains au travail, celles qui fatiguent et épuisent les ressources individuelles ; les conditions de vie urbaines, la pollution, les nuisances, l'alimentation ; et individuellement la gestion par chacun de sa propre vie, de ses besoins, de ses désirs, de ses contraintes et limites. Et la prévention devrait s'intéresser aux approches alternatives en santé et en soin qui reposent sur une vision holistique, c'est-à-dire, qui traitent l'humain dans son entier, sans séparer le corps et l'esprit.


Haro sur le baudet


Les « il faudrait » sont cependant l'indication d'une limite. Ils manifesteraient que l'approche en question n'arrive pas à s'imposer d'elle-même, en vertu de sa seule pertinence, et doit recourir aux appels incantatoires aux pouvoirs publics.


La même perspective systémique, qui plaide pour une approche holistique de la pandémie et de sa gestion, présente en effet une certaine capacité prédictive quant à ses chances de retourner la politique scientifique actuelle, laquelle est focalisée sur la biologie moléculaire et la génétique, et priorise la recherche d'un traitement et d'un vaccin.


Il ne s'agit pas de céder aux sirènes du complotisme, au contraire : le complotisme, comme la doxa, propose une lecture réductrice d'un monde qui, lui, est complexe. La pensée complexe, au contraire, applique le doute méthodique, l'ouverture aux explications multiples, transdisciplinaires, à propos de situations dont tout ce que l'on peut affirmer avec certitude, c'est qu'elles ne résultent pas d'une seule cause à quoi tout ramener : que ce soit un complot des puissants, un dessein divin, ou un virus incontrôlable (serait-il fabriqué dans un laboratoire secret).

Mais la pensée complexe, si elle est plus fluide, apte à imposer son paradigme dans la durée, montre aussi sa faiblesse face aux discours immédiats qui sollicitent l'émotion et emportent l'adhésion par des explications univoques, qu'elles soient scientifiques, politiques ou religieuses. À cet égard, la paranoïa complotiste et la doxa médico-pharmaceutique actuelles peuvent être renvoyées dos à dos, comme se répondant l'une à l'autre sur le même mode binaire : à l'enseigne du tiers exclu, si j'ai raison, c'est que l'autre a tort. « Haro sur le baudet » est une autre des citations connues de la même fable.


Les registres cognitifs, économiques et politiques sont entrelacés, qui opposent à la pensée complexe une résilience forte. Les approches alternatives ne rapportent pas d’argent, ne permettent pas la concentration capitaliste des moyens et l’appropriation des résultats. Pratiquer la relaxation, mettre son existence en travail chez un psy ou un chaman et son corps chez un ostéopathe, faire un jeûne ou manger sain, rechercher un cadre de travail épanouissant, tout cela apporte beaucoup individuellement, et sans doute beaucoup collectivement, mais pas de façon aisément objectivable et quantifiable. Alors que les méthodes réductrices imposent des recherches longues et coûteuses, que seules de grandes entreprises ont les moyens de financer, et dont elles ont, de ce fait, également les moyens de protéger les résultats par des brevets. Elles ont aussi les moyens d'étouffer les autres méthodes, de les discréditer scientifiquement et d'imposer politiquement leurs solutions par le lobbying. C'est un fonctionnement qui est peut-être plus patent encore en France, où une tradition qui se dit cartésienne pousse aux raisonnements catégoriels, binaires, et où les approches non institutionnelles peuvent être très rapidement taxées de pseudosciences.


« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », conclut la fable. La pensée complexe n'est pas blanche ou noire. Il lui faudra sans doute attendre encore quelque temps, que s'apaisent les passions, avant de se faire audible.


Références


(1) World Health Organization, Estimating mortality from COVID-19, Scientific brief, 7 August 2020. L'IFR est un indicateur que l'on doit rapprocher du CFR (Case Fatality Rate = taux des décès par rapport aux cas d'infection identifiés) et au taux de mortalité (proportion des décès par rapport à l'ensemble de la population). La manipulation de ces indicateurs n'est pas sans effets sur l'information de la population et sur les décisions politiques, ce qui pose un autre problème, celui de la mesure en tant qu'elle n'est pas extérieure à l'objet étudié.


(2) Smriti Mallapaty, « What the cruise-ship outbreaks reveal about COVID-19 », Nature, 580, 18, 26 mars 2020.


(3) Le fameux « orage cytokinique » que l'on a cru observer chez certains patients a été remis en cause plus récemment, ce qui montre que, décidément, le virus continue à jouer au furet du bois joli avec les chercheurs…



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