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Le comportement des systèmes aux limites

Dernière mise à jour : 7 oct. 2023



Crise financière, dépression économique, désagrégation d'une société, guerre civile, décompensation psychique, burnout, pathologies médicales… quel que soit le domaine scientifique qui en traite (sociologique, psychologique, biologique), les phénomènes d'effondrement présentent des analogies d'un point de vue systémique. Une manière de décrire le processus est de s'intéresser au comportement d’un système quand il approche, atteint, ou franchit une limite.


La collapsologie (Servigne & Stevens 2015), qui se présente comme une théorie de l'effondrement des sociétés, aborde la question en reprenant les différents types de comportements (behavior modes) tels qu'ils ont été proposés par le « rapport Meadows » à propos des limites de la croissance (Maedows & al. 1972). Cet ouvrage prend l'exemple d’une population croissant dans un environnement qui lui prodigue des ressources renouvelables dans certaines limites (p. 91-92). Soit, pour faire simple, des lapins dans une prairie.


Trois types de comportements aux limites


Un premier mode de comportement du système lapins-prairie consiste pour la population de lapins à se stabiliser avant qu’elle atteigne le plafond au-delà duquel la prairie ne suffit plus à les nourrir : ce qu'on appelle la « capacité de charge » d'un écosystème. La population est alors en équilibre avec le milieu.

Deuxième cas de figure : la population de lapins dépasse la capacité de charge de la prairie. La prairie se dégrade, une partie des lapins meurt de faim (et/ou cesse de se reproduire). Comme il y a moins de lapins, au bout d'un certain temps, la prairie peut se régénérer, il y a donc de nouveau davantage à manger, la croissance de la population peut reprendre, la prairie se remet à se dégrader, et ainsi de suite. Une boucle de rétroaction permet au système lapins-prairie de rechercher un équilibre oscillatoire autour de l’optimum.

Dans le livre de Maedows & al., le schéma, repris par Servigne & Stevens, figure la capacité de charge sous forme d’une droite horizontale. C'est une manière commode de visualiser qu'il y a un plafond. Mais il serait plus exact de représenter les choses comme deux sinusoïdes en phase décalée : la population croît avec les ressources de la prairie et décroît quand celles-ci se dégradent, avec un retard de l’une des courbes sur l’autre.

Cette représentation permet de comprendre ce qui peut se passer dans un troisième cas de figure. Il peut arriver que la population de lapins dépasse à ce point le plafond en continuant à croître, que la dégradation de la prairie soit irréversible. Dans ce cas, la prairie s’effondre (se désertifie, par exemple), et les lapins finissent par disparaître complètement.

L’exemple peut être enrichi en introduisant des acteurs supplémentaires dans le système, par exemple des renards qui mangent les lapins. Les boucles de rétroaction sont plus nombreuses : la prédation des lapins par les renards ménage la prairie, et on peut imaginer, a contrario, que s’il y a plus d’herbe, les lapins trouvent davantage à se cacher des renards. Plus le système est complexe, plus il est résilient et assure sa propre homéostasie.


Limites et frontières


Servigne & Stevens soulignent que les comportements aux limites dépendent de la nature du "plafond". Il faut distinguer les limites stricto sensu, qui sont infranchissables, et les frontières, qui elles peuvent être dépassées. Typiquement, les ressources non renouvelables sont des limites : une fois qu’elles sont épuisées, tout s’arrête. Tandis que le climat, la biodiversité, la population, etc. sont des frontières : on peut continuer à rejeter, au-delà du raisonnable, du CO² ou du méthane dans l’atmosphère, réduire la biodiversité, laisser croître la population, jusqu’au point où on va à la catastrophe. Pour illustrer la différence, les auteurs proposent l’image de la voiture : la voiture s'arrête quand le réservoir est vide (exemple de limite), ou quand la vitesse, trop élevée, conduit à l'accident (exemple de frontière).

Ces exemples permettent d’illustrer que dans de nombreux cas, les sociétés humaines se comportent comme des systèmes qui oscillent autour d’un état d’équilibre, comme dans le cas de figure 2 ci-dessus. Par exemple, en se situant dans une perspective de temps long, la surpopulation, la réduction des ressources, conduisent régulièrement à des disettes, des épidémies, des guerres, qui réduisent la population, puis engagent une reprise de l’activité économique et de la croissance démographique. On doit alors se demander pourquoi les humains n’arrivent pas à accéder à une forme d’intelligence et de concertation qui leur éviterait ces oscillations et assureraient leur optimum comme dans le cas 1. Au contraire, la persistance de comportements qui épuisent les ressources les conduisent parfois à des catastrophes de type 3. C'est le cas de la société de l'île de Pâques, des Mayas d'Amérique centrale ou des Vikings du Groenland étudiés par Jared Diamond (2005).


Les facteurs cognitifs de la catastrophe


C’est qu’il faut faire intervenir dans la modélisation les systèmes de cognition et d’information. Les humains sont réflexifs : ils se représentent leur environnement et échangent entre eux sur ces représentations. Et ces représentations constituent également des systèmes qui entretiennent leur propre homéostasie. C’est pourquoi, quand ils vont dans le mur, ils savent souvent qu’ils y vont, mais ne peuvent pas s’en empêcher (Schmoll 2020).


Si on reprend les schémas de comportements aux limites, on peut les interpréter à la lumière de ce fonctionnement paradoxal : les systèmes qui réfléchissent sont davantage portés vers la catastrophe. Dans le comportement 1, les lapins réduisent d’eux-mêmes la croissance de leur population de manière que celle-ci approche et se stabilise au niveau de la capacité de charge de la prairie. C’est un cas de figure idéal, qui existe rarement dans la nature. Il supposerait que les lapins ont une connaissance immédiate, infuse, des limites de leur environnement, comme si prairie et lapins étaient en fait les cellules d’un seul et même organisme. Ce schéma est celui d’un thermostat, typique des modélisations de la systémique de première génération, et qui s’applique à des systèmes simples et fermés.

Les lapins dans la réalité ont plutôt tendance à se comporter suivant le schéma 2, qui illustre les approches de la deuxième systémique, celle qui décrit les systèmes complexes et ouverts. Et en fait, ce mode de comportement peut se subdiviser en deux sous-cas de figure, comme l’envisage d'ailleurs l’ouvrage de Maedows & al., qui propose deux types de courbes un peu différents.

Dans un cas (2a), les lapins dépassent une seule fois le seuil, en essuient les conséquences en termes de dépopulation, et s’adaptent à la capacité de charge de leur prairie. Ils ont retenu la leçon.

Dans l’autre cas (2b), les lapins manifestement n’apprennent pas, ce sont seulement les conséquences de leur comportement qui les conduisent à réduire leur population, mais ils recommencent à proliférer dès que la prairie se reconstitue.


Les lapins du cas 2b ont-ils plus idiots ? Pas forcément.


Maedows & al., comme Servigne & Stevens à leur suite, ne semblent pas avoir identifié dans ces petits schémas qu’il y a là deux comportements très différents. L’un suppose un apprentissage et une mémoire permettant l’adaptation, l’autre exprime, soit que les lapins n’apprennent rien, soit (et c’est l’idée de la « dissonance cognitive ») qu’il y a un conflit entre ce qu’ils ont appris et ce qu’ils sont néanmoins portés à faire : « je sais bien, pourraient-ils déclarer, mais c’est plus fort que moi ». C’est cette hypothèse d’une dissonance cognitive qui permet de comprendre que le comportement 2 se différencie entre un 2a qui ressemble au schéma adaptatif du 1, tandis que le 2b donne déjà l'impression qu'il pourrait basculer dans le schéma 3. Les lapins, pas plus que les humains qui se font régulièrement la guerre, ne sont idiots au point de se comporter comme une mouche qui cogne répétitivement contre une vitre pour sortir. Un phénomène qui traduit en première approche un apprentissage défectueux, voire démentiel (nous allons à la catastrophe et pourtant nous le savons) est en fait la conjonction de facteurs contradictoires, voire paradoxaux au sens de l’école de Palo Alto (Watzlawick & al. 1967).

Les théories de l’effondrement n’ont pas manqué d’identifier les phénomènes de dissonance cognitive, de spécularité, de réflexivité, qui font perdurer les comportements qui pourtant précipitent vers la catastrophe. Ils font partie du fonctionnement des systèmes complexes. Ils demandent aujourd'hui à être étudiés plus finement, dans leurs effets de paradoxes, de surprises et d'émergence, car si ces effets peuvent aggraver les processus catastrophiques, ils sont aussi susceptibles, en logique systémique, de faire naître des solutions inattendues. C'est l'enjeu de ce que l'on pourrait désigner comme une systémique de troisième génération.

Références :


Diamond Jared (2005), Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed, New York, Penguin Books. Tr. fr. (2006), Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard.


Meadows Donella & Dennis, Randers Jørgen, Behrens William W. III (1972), The Limits to Growth, Potomac Associates. Tr. fr. (1973), Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard.


Schmoll Patrick (2020), Perplexités eschatologiques. Savoir, croire et agir à l’approche de la fin du monde, in S. Deboos (ed.), Entre sciences et croyances : des pratiques à la théorie, Strasbourg, Éditions de l’Ill, p. 173-194.


Servigne Pablo & Stevens Raphaël (2015), Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil.


Watzlawick Paul, Beavin Janet H. & Jackson Donald D. (1967), Pragmatics of Human Communication, New York, Norton. Tr. fr. (1972), Une logique de la communication, Paris, Seuil.

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